Fins connaisseurs de la poésie concrète, héritiers de l'art conceptuel, Angela Detanico & Rafael Lain interrogent les grands mystères de l'univers et la saisie du temps et de l'espace par la mise en place de systèmes rigoureux. A la recherche de nouvelles écritures, ils inventent des processus de création et des grilles de lecture qui, sous leur apparence austère, recèlent une infinie poésie. Leur démarche, ancrée dans la modernité, s'appuie fréquemment sur les nouveaux médias qui leur permettent d'analyser, de décortiquer puis de recomposer les images, les textes, en un mot les données qui servent de point de départ à la création d'une oeuvre qui fait son miel des connexions entre science et nature, art et paysage, image et langage.
Angela Detanico et Rafael Lain travaillent ensemble depuis 1996. Respectivement sémiologue et graphiste de formation, ils sont originaires du Brésil, qu'ils ont représenté lors de la Biennale de Venise en 2007....Ils travaillent et vivent aujourd'hui à Paris. Leurs oeuvres ont notamment été présentées au Jeu de Paume à Paris (2008) et à la Fondation Berardo à Lisbonne (2013).
Monsieur Poussière (extrait)
René Denizot
Ce n’est pas rose tous les jours, il y a des moments qui pourrissent la vie. Des moments invivables, qui nous laissent dans l’impasse. Ils surviennent dans l’urgence comme une date butoir. On pourrait les anticiper, on se dit qu’il est trop tard. Pourtant, les jours se suivent, on pourrait s’y attendre. Ce jour-là ne ressemble à rien. Un trou noir, à l’échelle de la galaxie, absorbe tout signe de vie. On a beau dire qu’il faudrait faire quelque chose, qu’il faudrait prendre une décision... Si simple soit-elle, elle est ajournée par le jour et l’heure, telle une date fatidique tombant sans laisser le temps de passer à l’acte. C’est un jour pour mourir, mais il y a pire tant qu’on peut se le dire. Un jour lamentable n’empêche pas de se lamenter.
D’un air accablé, on répète que le temps passe. Qu’en savons-nous? Il ne se passe rien. Passet- il sans nous? Je fume un cigare, « sans que l’immortelle bouffée ne puisse à l’abandon surseoir ». Ça laisse songeur, que dire qui ne soit dépassé? Décider quoi? Le temps d’agir n’attend pas ma décision. Le temps est indécidable! Présent, on ne peut l’ignorer. Il ne passe pas, il est inévitable. C’est un cadeau empoisonné. Le temps déjà-là n’est jamais là où on l’attend. Il nous prend en défaut, il nous surprend. Du coup, je n’ai pas le temps... Le temps me manque, mais me tombe sur les bras... Nous pourrions nous en étonner, si ce manque ne nous laissait aux prises avec notre impuissance.
La vie s’est bâtie à contretemps. Si le contrat social est une aliénation volontaire, le temps nous aliène sans contrat. Nous nous fixons des dates qui sont des rendez-vous manqués. Une dette chronique nous assigne une existence à temps perdu. Une vie de déserteur nous pend au nez. Nous avons beau prendre l’air d’un homme pressé, tête baissée, débordé par ses activités, nous n’abusons personne, nous nous trompons nous-mêmes. Le temps ne nous épargne pas, il nous consume. Nous capitalisons des cendres qu’un coup de vent emporte. L’errance borde le chemin. Nous ressentons certains jours un abandon qui laisse oisif; un désoeuvrement sans issue; une finitude sans fin. C’est une condamnation mortelle, immédiate, sans appel; une sanction qui ne peut être levée. C’est aussi un dépaysement qui nous remet les pieds sur terre, embarqués dans le temps d’une errance planétaire.
Ce sont les moments que je préfère. Je ne m’en fais pas, je tue le temps. C’est un art de vivre. Je suis Monsieur Poussière. Ce n’est pas vraiment un nom, c’est une situation. Elle est banale et ne date pas d’hier. Elle me situe du côté des étoiles, dans la poussière, entre cendres et diamants, qui rassemble et disperse la nuit des temps. Ah, bon! Vous êtes astronome? Pas vraiment, mais encore, comme n’importe qui levant la tête, marchant le nez au vent, je suis une constellation, confiant mon destin à une étoile.
Ce n’est pas clair? Il est vrai que c’est la nuit, surtout, quand toutes les vaches sont noires, que le temps présent se rappelle à la mémoire. Ça ne laisse aucun souvenir, aucune trace de la tour Eiffel ou du Mont Saint-Michel... Poussière! Voilà ce qui me vient à l’esprit, un peu comme l’air du temps. « Air de Paris », peut-être, s’il faut localiser la situation ou situer ce que j’appelle un « art de vivre », plus proche de la vie que de la mort de l’art, mais néanmoins voisin d’un ready-made. Le ciel est par-dessus les toits, mais ne s’arrête pas là. On le découvre parce qu’il s’invente, il s’invite parce qu’il est déjà là. Reste à prendre le temps de voir, et se laisser prendre par le temps. C’est un accouplement séduisant. En prendre plein la vue et devenir voyant. Laisser faire, sans souci de l’art.
Pour prendre du champ et essayer de me faire comprendre, j’avoue que je n’ai pas d’idée en tête. Les étoiles filent et me fixent, je bascule dans l’immensité de leur scintillement. Serait-ce comme un bain de champagne? Ce serait plutôt une écriture vertigineuse, un espacement illimité de bulles, dont chacune, dans sa dissémination et son éclat, contiendrait le texte indéchiffrable de l’univers. L’unité n’est ni dans l’Un ni dans le Tout. Elle est partout et elle n’est nulle part. Elle est en même temps, dans la répétition fractale et indivise du temps. S’il fallait faire le point, c’est moi! Sur mes deux jambes, dans mes pas, dressé comme un signe de vie insensée, étrangement le temps me laisse passer, exister. C’est une existence interstitielle, infra mince, un miracle déjà! [...]
Entrada actualizada el el 02 feb de 2018
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